2023 - GÉNÉALOGIE - Orangerie de Sucy en Brie

 

GÉNÉALOGIE   (1983 / 2023)

 

 

Il y a quelques années, l'envie d'apporter une suite à une série de collages réalisés dans les années 1980 a ouvert la voie à un nouveau projet. Intitulé GÉNÉALOGIE, le projet a pour double objectif d’exhumer une vingtaine d’œuvres abstraites, réalisées entre 1982 et 1983 et de les présenter aujourd'hui, réactivées par leur transposition en volume. Ces collages conservés dans leur intégralité, ont été montrés partiellement en 2015 à la Galerie Jean Fournier dans une exposition de groupe intitulée (Im)matériel*. L'obtention d'une aide individuelle  à la création délivrée par la Drac Normandie en 2020, est venue conforter le désir de réaliser une collection de sculptures à partir de ces collages longtemps mis de coté, mais à partir desquels toutes les recherches qui ont suivies se sont agrégées. Cet héritage de formes fait naitre un développement de ce qui a été, comme le serait une filiation. 

 

Le projet pose la question de la reprise d’œuvres antérieures. Ce retour à une mémoire de l’œuvre part d’une envie de revisiter les formes fondatrices de ma démarche axée sur l’élément architectural « fenêtre ». Fascinée par l'architecture, mes recherches amorcées dans ces années là, ont commencé par l’exploration de formes familières de cet élément et ont construit le protocole essentiel de mon approche, à savoir « l’assemblage ». Partant de l’élément fenêtre,  je me suis attachée à la réinterpréter par le collage, dans un jeu d’assemblages de papiers périmés de diverses provenances, dont l'usage était de protéger et d'emballer, mêlant structures opaques et surfaces translucides. Ce jeu de passage d'une première à une deuxième existence a été une de mes principales préoccupations. A cela, s’est ajouté un principe plastique, à savoir, le réemploi de matériaux dans un souci d'économie et de liberté. S'y est adjoint ce que j'ai appelé pendant des années "une cuisine " relevant d'un mixage de différents liants, colles et peintures à l'huile, pour le versant peinture de mon travail. Cette technique inventée a participé à mon vocabulaire qui a témoigné de mon appétit pour la surface, la structure, la transparence, la périphérie, la matérialité. Un autre vocabulaire s'est imposé à moi, comme épiderme, pansement, réparation, peau qui renvoyait comme une évidence à l'usage du papier cité ci dessus.

 

Aujourd’hui, c'est par une réappropriation par le volume que j'envisage une suite qui devient le marqueur d'une nouvelle étape: celle d'une filiation de formes. Les questions soulevées à l'époque par les collages, relatives à l'asymétrie, aux décrochements, aux injonctions de la périphérie sur l’arrière plan du mur, témoignent d’une volonté d’échapper aux limites du tableau et de la représentation classique de la fenêtre. De même, les surfaces translucides et les surfaces opaques posent la question de l’espace et de la structure;  des notions fondamentales qui me paraissent importantes d'explorer à nouveau en les revisitant aujourd’hui en volume.

 

L'ancêtre de la forme, la recherche de l'origine, l'ascendance, la descendance de la forme, la présentation de ce qui précède, l'affirmation du point de départ, actent le désir de revenir aux sources, d'en revisiter les enjeux formels comme quelque chose qui compte et qui sédimente le travail, telles des archives qui écrivent l'épaisseur de l'histoire.

 

GÉNÉALOGIE est un chemin d'exploration formelle de la fenêtre, qui passe par le collage, pour ensuite devenir dessin et enfin trouver un aboutissement dans un volume.

L’intention plastique se situe dans l’exploitation d'un dessin blanc réalisé au tipp-ex sur du papier calepiné à partir du collage initial. Par la magie du dessin, va naitre une structure blanche faisant apparaître une forme évidée telle un squelette. Dans un deuxième temps, la forme dessinée du squelette va prendre corps, pour devenir matière et volume, et jouer avec l’espace comme un découpage du vide. En abandonnant les surfaces pleines, les structures construisent des espaces intérieurs. Au delà de la décision de réactualiser un travail antérieur, il s’agit de contracter une temporalité plastique en une forme à la fois rétrospective et prospective. Les questions qui se profilent alors sont celles de l’ouverture sur un nouvel espace temps et la question de l'héritage de formes dans un processus qui poursuit l’invention.

 

Cette nouvelle collection de volumes ouvre la voie au scénario d'une installation dans l'Orangerie.  Dans un dialogue entre collages peints et sculptures achromes vient se construire un paysage fragmenté de plein et de vide. L'espace de l'installation adopte des logiques d'interdépendance.  Les installations blanches se déploient comme des constructions ponctuellement

interrompues par la présence de la couleur.  Les questions de distance, d'air, d’écartement, d’interstice, de juxtaposition,  viennent créer des liens, des passerelles entre les volumes et instillent un écho avec les collages.

 

Cette proposition est également une lecture de la profondeur, celui de l'espace investi, dans un jeu de transparence, d'opacité, de croisement de lignes et de surfaces. L'Orangerie ainsi occupée pourra être appréhendée dans un premier temps, dans une vision frontale (le point de départ étant le franchissement de la porte d'entrée) puis incitera le visiteur à découvrir l'exposition dans un parcours personnel impliquant d’autres points de vue. 

 

 

Écrits janvier 2023 - Kacha Legrand 

 

* (Im)matériel - 4.12.14 - 17.1.15 - Galerie Jean Fournier avec Pierre Buraglio, Simon Hantaï, Kacha Legrand, Florindo Nanni, Michel Parmentier, Adrien Vescovi

 

 


 

Pour toujours recommencée

 

Une orangerie, comme une mécanique. Cinq fenêtres hautes et une galerie de pierre révélée par la lumière du sud. Vestiges d’un usage perdu, réminiscences des arbres autrefois réchauffés ici aux rayons de l’hiver ; fondu au clair des soleils bas. Pourtant, toujours ce même pouls régulier : retour des saisons ; soleil chaque jour recommencé dans sa course en avant. Je pense à l’hiver caressant, au temps qui s’étire en d’éphémères écritures, tout en haut, le long des parois intérieures de la galerie. Je vois les ombres portées – celles d’une croisée de bois, de l’huisserie d’une fenêtre, du grain d’un carreau de verre, du vol d’un oiseau au loin… Elles glissent à la surface des murs, disparaissent et reviennent en un lent et régulier déchiffrement de l’espace. Impalpables graffiti, disparus sitôt que révélés ; éclos, toujours à peine plus loin. Et pas de trace, si ce n’est la certitude de les retrouver demain, puis le jour suivant, pas tout à fait distincts, pas tout à fait les mêmes. Ces signes, toujours un peu plus bas à mesure que l’été arrive, toujours un peu plus haut à mesure qu’il s’éloigne. Et, pour toujours recommencée, une même nuit immobile ; fondu au noir.

Une orangerie, comme une machine solaire. Et s’en faire tout un film. Clos et couvert, temps et lumière, espace membrane. Projection et travelling, clair de pierre et ombre de verre, éphémère incertain et dissemblables indistincts… En tout et pour tout : un temps retrouvé, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre.

Une orangerie, telle une esquisse, celle du portrait de l’artiste. Imaginer cette architecture minérale où se déploie l’installation mise en œuvre par Kacha Legrand est pour moi une juste manière de la cerner, de dire deux ou trois choses que je sais d’elle. Me borner à livrer éléments biographiques et qualificatifs liés aux multiples pratiques qui sont les siennes, serait lui tailler un costume trop étriqué. Certes, Kacha Legrand est dessinatrice, sculptrice et peintre, ainsi que vidéaste et photographe tout autant que pédagogue… Pour autant, Kacha est aujourd’hui même part de l’esprit de cette galerie de pierre. Ensemble, elles font une pensée qui sait concilier, dans un mouvement perpétuel, ce qui n’est ainsi plus antinomique : surface et profondeur, vide et plein, intérieur et extérieur, présence et représentation…

Avec la fenêtre, motif récurrent au sein de son travail, Kacha Legrand ouvre la croisée et fait entrer toute une histoire de la peinture. Défilent alors Alberti pour qui la peinture est une « fenêtre sur le monde par laquelle on puisse regarder l’histoire » (De Pictura, 1435), viennent ensuite les souvenirs de quelques pléonasmatiques peintures en trompe-l’œil, suit la séquence de la rencontre avec le peintre, voire le cinéaste, qui nous dit qui nous sommes – ici pris à parti, là invité à contempler, plus loin dans la peau de l’intrus, du voyeur… – arrivent alors les abimes éblouis de Matisse, puis à la file Duchamp, Kelly, Buraglio… La représentation n’est désormais plus postulat, et la présence, rendant indistincts objet et sujet, est dès lors toute puissance.

Il y a quarante ans, Kacha Legrand fait ses premiers pas à l’école des Beaux-Arts de Rouen et pratique la peinture. De cette période qui dure un an, elle ne garde qu’une seule toile. Il s’agit d’un tableau de grande dimension, au format portrait, sur lequel est figurée une fenêtre. Perspective diagonale – l’un des deux battants est ouvert – et marge généreuse – mur et rideaux – arriment cette peinture à la figuration, créant illusion de la possibilité du passage. Suivent plusieurs huiles sur toile aujourd’hui disparues. Frontalité de la figure désormais récurrente de la fenêtre et relégation hors-champ de tout indice contextuel. La jeune artiste se libère progressivement de la figuration, met en exergue la matérialité du tableau, support et pigments ne sont plus soumis à n’être que d’utilitaires moyens, ils accèdent au statut de sujets. Et la figure prend le large, sans jamais s’évanouir tout à fait, absorbée par l’horizon.

Avec ses collages, Kacha Legrand radicalise encore une démarche qui tient à distance le traditionnel distinguo entre support et figure. Les pans de papiers collectés par l’artiste ont en commun leurs teintes neutres, du brun ou beige rosé. A peine sont-ils nuancés, ici ou là, par le passage à la brosse d’un jus (à base de blanc et de violet de Mars) déposant comme un glacis sur le papier. Epiderme, reflet sur la vitre ou bien encore tain du miroir... Et si la surface s’offre et se dérobe dans le même temps – chuchotant à nos oreilles les mots de Valéry : « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » –, la structure, fragile et insistante, faite de bandelettes de kraft qui fait tout tenir ensemble, donne à ces papiers quelque chose comme une vraie corporalité…  Avec Eléments blancs, ensemble de sculptures réalisé ces deux dernières années en écho à la série des collages d’autrefois, Kacha Legrand prolonge singulièrement leur existence. De chacun de ses anciens collages, l’artiste a extrait un double, celui-ci prenant la forme d’un châssis immaculé. Pour ce faire, les bandelettes krafts ont été converties en lignes de forces que vient incarner le blanc vierge du bois. Au réel se dérobe ainsi, telle une forme spectrale à l’impalpable présence, l’exacte surface occupée par sa matrice de papier. Telles des vertèbres lessivées par le temps, aujourd’hui offertes en pleine lumière, elles disent ce que fut la plénitude des corps, et le caractère a posteriori charnel des collages.

Enfin, avec les Peintures retrouvées, avatars de petits formats des tableaux disparus, Kacha Legrand remonte le temps, en réinitialise la mécanique, en relance le cycle, et nous avec elle : voir et revoir ; lire et relire.

Florence Calame-Levert, Rouen, le 27 février 2023

 

 


 

 


 

 


Peinture retrouvée, huile sur toile 2023 d'après une peinture réalisée en 1983, 22 x 16 cm


                               

Peinture retrouvée, huile sur toile 2023 d'après une peinture réalisée en 1983, 24x 13,5 cm

                                


Peinture retrouvée, huile sur toile 2023 d'après une peinture réalisée en 1983, 24x 13,5 cm

Peinture retrouvée, huile sur toile 2023 d'après une peinture réalisée en 1983, 14x 18 cm    
 Peinture retrouvée, huile sur toile 2023 d'après une peinture réalisée en 1983, 15 x 15 cm