2016 - Jérôme Felin - L'odyssée vibratile // catalogue Agglomération(s)

 

 L’odyssée vibratile



Soit un homme qui marche. Le bruit de ses pas résonne sur le trottoir. Leur rythme régulier et un chemin sans obstacle lui permettent de réfléchir. Surgit à sa mémoire l’image d’un livre à la couverture grise, une photo d’archives reproduite en pleine page. Et le geste machinal d’appliquer le pouce sur la tranche du livre et de faire vibrionner les pages. Dans le bref accéléré de la lecture visuelle apparaissent des couleurs et une forme, le carré. (Josef Albers, 1988).
L’homme marche encore. Il a laissé sa voiture plus haut sur la route. Un trajet d’une minute le sépare de l’atelier. Trajet court mais nécessaire, passage du tumulte à l’immersion dans l’œuvre. Kacha Legrand, 2014.



L’homme et l’artiste auront beau parler, il ne se souviendra d’aucun des mots. Mais des images. Les volumes blancs aux contours en degrés, des cascades de marches apparemment irrégulières, que deux doigts pourraient dévaler. Ils reposent en équilibre sur le sommet ou la base des escaliers, pourtant c’est leur centre, celui qui recèle la forme originelle, qui impose sa blancheur nacrée, exhale son aura dans la timide clarté de la pièce. Et l’on sait, et l’on voit que les degrés jouent de ce peu de lumière pour géo-maîtriser l’ombre.

Il s’agit là de sculpture. Il pourrait s’agir de peinture. Une peinture dans l’espace, l’espace ténu des bords, de la marge, du parergon selon Derrida. Un espace indéfini, fait de rayonnement et de chatoiement, qui produit le même effet visuel que la danse des poussières dans le rayon lumineux des anciens projecteurs de cinéma. Mais une danse si discrète, si ténue, qu’elle nous apporte, du simple fait de partager ce secret le « plus de plaisir »* cher à Josef Albers, celui qui nait d’une véritable culture de l’oeil.

Les Hommages au carré d’Albers reposaient sur la densité de la couleur, mais surtout sur la jonction des aplats qui définit le trait, ce côtoiement de valeurs qui renvoient l’une à l’autre et élèvent l’émotion du plaisir recommencé.

Kacha Legrand réussit cette prouesse dans l’espace. Sur les degrés de ses monolithes blancs déperle le temps à la fois fractionné et fusionné, dans les variations de la lumière et ses ricochets. Ses dessins rouges sont, en cela, les jumeaux des monolithes.  Les minces pellicules de papier carmin et translucide, surimposées, croisées selon un rythme géométrique régulier, cherchent à définir le centre en même temps qu’ils produisent la saturation, créant des valeurs de densité variables ; le grain presque imperceptiblement irrégulier du papier  accentue le phénomène.
Dans les débords que les formes rouges ont créé, où s’échappe comme une vague meurt sur le ressac un rouge plus pâle, libre et consubstantiellement enchaîné, se dessinent, en s’attachant au fond blanc, là aussi des degrés.

Cette vibration de la lumière évoque Rothko. Cependant, la taille des œuvres, où se joue l’œil avant le corps, fait des dessins et des volumes de Kacha Legrand un art plus mental que celui de Rothko, où le corps se joue avant l’œil, où la sensation prime.

Encore que.

L’artiste interroge les limites de cette jouissance du regard. Ses volumes, elle les a voulus d’abord « à portée de main ». Puis, plus imposants, « à portée de corps ». Les grands volumes blancs appellent le corps à se mouvoir, mais ne s’imposent pas, n’ont rien d’impérieux. Dès lors celui qui regarde et qui veut voir, verra. Dans la forêt d’ombres créées par l’agglomération des volumes, le plaisir de l’œil n’est possible que grâce à leur caractère intangible. La définition même d’une œuvre.

Entrer dans ce travail de Kacha Legrand, c’est se risquer à une odyssée vibratile.  Les dessins qui en sont à l’origine, ces superpositions de motifs géométriques, instillent  le mouvement et recherchent l’équilibre tout à la fois. Comme certaines compositions géométriques de Mondrian, qui avaient pour origine l’esquisse au crayon d’un arbre agité par le vent.


Soit un homme qui marche. Arraché à sa vision. La mécanique de l’œil déréalise pour quelques secondes encore le monde qui l’entoure.

Le travail de Kacha Legrand a accompli sa révolution. Si le mouvement fut à l’origine de l’œuvre, l’œuvre est désormais à l’origine du mouvement.



Jérôme Felin, février 2016, in catalogue Agglomération(s)



* Josef Albers, Interaction of Color, New Haven, 1963 ; 2e éd., 1971, p. 66, tr. fr., Paris, 1974, p. 102.