L’odyssée vibratile
Soit un
homme qui marche. Le bruit de ses pas résonne sur le trottoir. Leur
rythme régulier et un chemin sans obstacle lui permettent de réfléchir.
Surgit à sa mémoire l’image d’un livre à la couverture grise, une photo
d’archives reproduite en pleine page. Et le geste machinal d’appliquer
le pouce sur la tranche du livre et de faire vibrionner les pages. Dans
le bref accéléré de la lecture visuelle apparaissent des couleurs et une
forme, le carré. (Josef Albers, 1988).
L’homme marche encore. Il a
laissé sa voiture plus haut sur la route. Un trajet d’une minute le
sépare de l’atelier. Trajet court mais nécessaire, passage du tumulte à
l’immersion dans l’œuvre. Kacha Legrand, 2014.
L’homme
et l’artiste auront beau parler, il ne se souviendra d’aucun des mots.
Mais des images. Les volumes blancs aux contours en degrés, des cascades
de marches apparemment irrégulières, que deux doigts pourraient
dévaler. Ils reposent en équilibre sur le sommet ou la base des
escaliers, pourtant c’est leur centre, celui qui recèle la forme
originelle, qui impose sa blancheur nacrée, exhale son aura dans la
timide clarté de la pièce. Et l’on sait, et l’on voit que les degrés
jouent de ce peu de lumière pour géo-maîtriser l’ombre.
Il
s’agit là de sculpture. Il pourrait s’agir de peinture. Une peinture
dans l’espace, l’espace ténu des bords, de la marge, du parergon selon
Derrida. Un espace indéfini, fait de rayonnement et de chatoiement, qui
produit le même effet visuel que la danse des poussières dans le rayon
lumineux des anciens projecteurs de cinéma. Mais une danse si discrète,
si ténue, qu’elle nous apporte, du simple fait de partager ce secret le
« plus de plaisir »* cher à Josef Albers, celui qui nait d’une véritable
culture de l’oeil.
Les Hommages au carré d’Albers
reposaient sur la densité de la couleur, mais surtout sur la jonction
des aplats qui définit le trait, ce côtoiement de valeurs qui renvoient
l’une à l’autre et élèvent l’émotion du plaisir recommencé.
Kacha
Legrand réussit cette prouesse dans l’espace. Sur les degrés de ses
monolithes blancs déperle le temps à la fois fractionné et fusionné,
dans les variations de la lumière et ses ricochets. Ses dessins rouges
sont, en cela, les jumeaux des monolithes. Les minces pellicules de
papier carmin et translucide, surimposées, croisées selon un rythme
géométrique régulier, cherchent à définir le centre en même temps qu’ils
produisent la saturation, créant des valeurs de densité variables ; le
grain presque imperceptiblement irrégulier du papier accentue le
phénomène.
Dans les débords que les formes rouges ont créé, où
s’échappe comme une vague meurt sur le ressac un rouge plus pâle, libre
et consubstantiellement enchaîné, se dessinent, en s’attachant au fond
blanc, là aussi des degrés.
Cette vibration de la
lumière évoque Rothko. Cependant, la taille des œuvres, où se joue l’œil
avant le corps, fait des dessins et des volumes de Kacha Legrand un art
plus mental que celui de Rothko, où le corps se joue avant l’œil, où la
sensation prime.
Encore que.
L’artiste
interroge les limites de cette jouissance du regard. Ses volumes, elle
les a voulus d’abord « à portée de main ». Puis, plus imposants, « à
portée de corps ». Les grands volumes blancs appellent le corps à se
mouvoir, mais ne s’imposent pas, n’ont rien d’impérieux. Dès lors celui
qui regarde et qui veut voir, verra. Dans la forêt d’ombres créées par
l’agglomération des volumes, le plaisir de l’œil n’est possible que
grâce à leur caractère intangible. La définition même d’une œuvre.
Entrer
dans ce travail de Kacha Legrand, c’est se risquer à une odyssée
vibratile. Les dessins qui en sont à l’origine, ces superpositions de
motifs géométriques, instillent le mouvement et recherchent l’équilibre
tout à la fois. Comme certaines compositions géométriques de Mondrian,
qui avaient pour origine l’esquisse au crayon d’un arbre agité par le
vent.
Soit un homme qui marche. Arraché à sa
vision. La mécanique de l’œil déréalise pour quelques secondes encore
le monde qui l’entoure.
Le travail de Kacha Legrand a
accompli sa révolution. Si le mouvement fut à l’origine de l’œuvre,
l’œuvre est désormais à l’origine du mouvement.
Jérôme Felin, février 2016, in catalogue Agglomération(s)
* Josef Albers, Interaction of Color, New Haven, 1963 ; 2e éd., 1971, p. 66, tr. fr., Paris, 1974, p. 102.