Kacha Legrand et Olivier Soulerin
Invention à trois voix
Kacha
Legrand et Olivier Soulerin travaillent la légèreté, c’est même
peut-être la qualité qui les caractérise le mieux. Tous deux visent une
subtilité qui n’interdit pas les tensions. Bien au contraire. Leur
exposition commune « Hypersurfaces » à la galerie Duchamp de Yvetot
parle de cette possibilité-là : penser à deux tout en affirmant des
zones qui appartiennent en propre à chacun d’entre eux. S’y engage une
danse dans laquelle chacun se fait tour à tour le cavalier de l’autre.
Commençant par deux dessins de petites tailles, accrochés l’un à côté de
l’autre presque sans espace entre eux, Olivier Soulerin inaugure son
tracé patient de lignes et de grilles sur du papier millimétré ; tandis
que Kacha Legrand entame ses superpositions de papiers de soie rouge. En
préambule ou en prélude à leur jeu à deux.
J’écris
d’après les images que je garde en mémoire de cette exposition, perçue
aujourd’hui encore toute en justesse sensible, dans son attention très
fine à la lumière du jour ; d’après quelques photographies dont je
dispose également. Ici le texte peut au mieux réactiver des souvenirs ;
il peut aussi, dans une démarche sans doute plus rigoureuse et à coup
sûr plus humble et précise, se situer dans une attention portée au
processus de travail de chacun. Dans ses dessins, Kacha Legrand
superpose des feuilles de papier de soie de différentes tailles sur des
supports en papier, créant des épaisseurs et des variations de formes
assemblées les unes aux autres dont l’aspect final donne ensuite lieu
des sculptures, Les étirements. Son travail est silencieux. De ses
dessins émane une énergie très grande, tandis que ses sculptures sont
beaucoup plus calmes. Cela tient à la couleur, rouge pour les dessins
récents, blanche pour les sculptures qu’elle réalise depuis 2012. Cela
vient aussi de l’espace déployé : un espace tout en vibration, en
tension couche sur couche dans les dessins, un espace plus aéré et
apaisé dans les sculptures. Dans les deux cas, ce travail se construit
strate par strate, il demande du temps. Ses sculptures sont des sortes
d’objets mentaux. Comme si elle rendait compte, en un objet unique, de
multiples points de vue portés par elle sur un même espace, assemblant
en les superposant des strates de médium de différentes tailles jusqu’à
produire des structures en escalier qu’elle recouvre entièrement de
blanc et dont elle ponce les faces. Elle obtient ainsi des surfaces
absolument planes. D’une taille qui les éloigne de toute tentative
architecturale ou grandiloquente, ces espaces produits par
superpositions créant une alternance de vides et de pleins ont la
délicatesse de lieux utopiques intimes et vibratoires. Les étirements
tiennent leurs formes du dessin que produisent leurs contours, se
situant dans une relation d’influences réciproques et d’aller-retour
entre assemblage et dessin d’un tracé. À la fois ténues et tendues, les
pièces murales d’Olivier Soulerin leur répondent. Le rythme qu’il
propose est beaucoup plus calme, plus linéaire. Ses interventions
s’insinuent dans l’espace et sur ses murs : il reprend par exemple la
succession des ombres formées par les marches de l’escalier, dans une
œuvre composée d’un treillis de tasseaux de bois alternant des lignes
diagonales se croisant et des aplats de couleur bleue, placés de chaque
côté du treillis. Toujours utilisée de manière subtile, la couleur chez
Olivier Soulerin est pensée comme une lumière. Le même treillis se
retrouve à l’étage, accompagné cette fois d’une déclinaison d’un jaune
presque fluo, qui reprend encore l’évanescence d’une lumière à la fois
douce et éblouissante. Dans ses dessins et peintures, il déploie le même
jeu : dans une peinture en diptyque, deux lignes diagonales délimitées
par des zones de réserves inscrites sous des lignes de couleurs se font
face pour former un triangle, évoquant les rayons lumineux qui semblent
avoir été la source principale de ses choix. En opposition et dans une
cadence très soutenue, les couleurs multiples tracées en lignes
verticales passant du rouge au vert produisent comme un rideau
résonnant. En musique, le silence tient une place fondamentale, les
vibrations en ont une autre. Tout se passe comme si Olivier Soulerin se
situait toujours entre percussions et silence, le jeu qu’il engage
systématiquement avec les vides tenant lieu de respirations multiples ou
de moments de suspension.
Dans un pas de deux, les
partenaires dansent « en cadence », l’un et l’autre se répondant.
Parfois la réponse vient de Kacha : lorsqu’Olivier propose de placer
deux grands tasseaux de bois en croix entre deux piliers. Cette forme
n’a pas été choisie au hasard, elle se dessine en de nombreux endroits à
l’intérieur de chacune de leurs propositions respectives : trames
superposées formant des vibrations de lignes croisées chez l’un,
superposition de feuilles créant également des structures cruciformes
chez l’autre. Kacha répond à cette proposition par une intervention à
même le mur à l’aide de ses papiers de soie. Elle donne forme à une
surface rectangulaire rouge s’articulant sur un jeu de forces entre
verticalité et horizontalité, les rectangles imbriqués s’élargissant
progressivement en accentuant leur caractère horizontal. D’autres fois,
Olivier lui emboîte le pas. Ainsi lorsqu’il dispose ses peintures faites
de trames colorées en regard des structures vibrantes blanches, ou
place de petites toiles presque carrées en ponctuation des grands
rectangles rouges allongés des dessins de Kacha. Penser la surface est
un présupposé chez l’un comme chez l’autre. Cette dernière est
appréhendée par imprégnation de strates colorées et tracés de grilles
sur la toile chez Olivier Soulerin ; chez Kacha Legrand, par
superposition de matériaux différents, qui produit un autre rapport à la
grille. Dans sa démarche que l’on peut qualifier d’abstraite, en tout
cas sans aucune figure et qui semble occupée presque uniquement par
cette obsession de produire un plan vibrant, Olivier Soulerin développe
une approche singulière de l’espace réel. Des volumes sériels
s’échafaudant plan par plan, des dessins, peintures et photographies
s’associent dans un travail qui mêle aux œuvres leur hors-champ. Ici,
nulles séries de photographies comme il les expose parfois, sous forme
de livres ou de diaporamas. C’est comme si le travail de Kacha était
pour lui cette dimension, bien réelle, qu’il recherche toujours : la
présence de l’autre. De son côté, si elle n’intervient que rarement in
situ, Kacha Legrand pense ses pièces différemment lorsqu’elle les
installe dans l’espace. Ainsi, ses sculptures crantées possédant
plusieurs surfaces lisses semblent pouvoir basculer lorsqu’elles sont
disposées sur leur diagonale. Le rythme produit est tout à fait
différent : de pièces calmes, parfaitement inscrites dans le sol, elles
deviennent des éléments en équilibre instable, en tension. Olivier
Soulerin répond par des peintures qui figurent comme des rayons
lumineux. Je reviens à la question de la surface : chacun des artistes
tend à appréhender l’espace par des principes de superpositions de
strates composant des systèmes de grilles. Les surfaces d’Olivier
Soulerin courent le long des murs, proposant comme un écho, un double ou
une résonance à des structures existantes. Celles de Kacha Legrand
s’incrivent dans le papier ou se déploient au sein de l’espace réel,
dans ses petites sculptures blanches qui proviennent du dessin et qui,
si on les regarde sur une seule face seulement, ont l’apparence de
dessins. Dans les deux cas, les surfaces vibrent, nous entraînant chez
Kacha Legrand dans une sorte de perception confuse qui fait parfois voir
les sculptures en deux dimensions, et percevoir les dessins en trois
dimensions, les rectangles s’enfonçant dans la feuille ou au contraire
semblant s’extraire de celle-ci dans un mouvement vertigineux. Chez
Olivier Soulerin, les grilles produisent aussi un trouble. Chez ces deux
artistes, on pense parfois aux tableaux de Bridget Riley, qui nous
entraînent dans une vibration optique sans fin. Ou bien aux yeux du
serpent Kaa du Livre de la Jungle. L’effet pop en moins, la finesse en
plus.
Deux pièces d’Olivier Soulerin proposent un
traitement du rythme et de la couleur entièrement orienté par l’espace
en lui-même. Le jour où je visite l’exposition, la lumière hivernale est
très forte. Si bien que la pièce située en haut des escaliers,
reprenant la structure des ombres de ces derniers, semble créer un halo
continu de jaune, bien qu’il n’en ait peint qu’un pan sur deux. En bas,
un treillis de tasseaux est délimité par deux pans bleu clair, la
lumière pénétrant très peu à cet endroit. Préférant les diagonales aux
verticales et aux horizontales, qui parcourent également son travail,
Olivier choisit d’inscrire son travail en équilibre ou sur la brêche.
Cette diagonale que Mondrian rejette en opposition franche à Van
Doesburg, la percevant comme hérétique et arbitraire, non conforme à un
vocabulaire plastique réduit à ses plus strictes éléments, est celle des
fous. Elle regarde de biais, souligne les ombres et les rayons lumineux
plutôt que les structures porteuses, relie des points opposés dans
l’espace. Se situer dans une attention très grande à des points de vue
qui ne se perçoivent qu’en second lieu ou en second plan, trouvant ainsi
entre deux pièces des rapprochements qui n’étaient pas anticipés,
caractérise en effet Olivier Soulerin, dont la perception est toujours
aux aguets de ce qui l’entoure.
À l’étage, les petites
structures blanches crantées de Kacha Legrand sont placées en lumière,
dans une mise en scène qu’elle n’avait pas forcément prévue. Ce sont des
sortes de personnages, non pas en quête d’auteur, puisqu’ils en ont
une, bien réelle et affirmée, mais en attente de jouer. Les pièces de
Kacha Legrand sont comme des stèles : un mot qu’elle retient. Des
surfaces à inscriptions qui portent la mémoire d’un moment de perception
ou bien d’un lieu. Au sous-sol, elle présente une vidéo très
contemplative, Pierres d’étoiles. À propos de ses vidéos, elle évoque
« une vision intime du réel », « une sorte de conversion du regard ».
Dans Pierres d’étoiles, les pierres d’un chemin se désolidarisent
progressivement et très lentement en se déployant dans l’espace pour
créer un ensemble épars, puis se reconstituent petit à petit. C’est un
peu ainsi que leur duo procède, permettant chaque fois à l’autre de se
mettre en retrait ou au contraire de s’affirmer plus clairement. Leur
improvisation met en lumière les endroits de passage et les moments de
transformation. Le duo réussi est celui qui invite à regarder le travail
de l’un(e) et de l’autre différemment, ce qu’ils accomplissent
parfaitement ici. On regarde les sculptures de Kacha Legrand comme des
objets qui captent et renvoient si fortement la lumière ; on voit les
peintures d’Olivier Soulerin comme des créations de nouveaux espaces à
travers des grilles, croisements, empilements de surfaces différentes.
Ses tableaux et pièces en deux – à peine trois – dimensions, déploient
des lignes de tension et des transparences empreintes d’une vibration
toute nouvelle.
Leur dialogue n’est pas une valse à
trois temps ni une valse à mille temps, l’une étant comme l’autre
beaucoup trop tonitruante. Il s’agit d’une invention à deux ou plutôt à
trois voix, dans laquelle une mélodie, loin d’être la propriété d’un ou
d’une seule, peut passer d’une main à l’autre, s’éteindre et se
reprendre ; se jouer très fort ou au contraire, pianissimo. Les
pianissimi sont nombreux, les vibrati jamais appuyés. Nous ne sommes
jamais dans la démonstration virtuose. Il y a ici trois voix car les
trajectoires qu’ils proposent forment en se croisant des triangles et
des rythmes ternaires plutôt que des lignes droites ou des rectangles.
Dans le même temps, chacun joue à merveille ses solos. Le plus frappant
de Kacha Legrand se situe dans l’espace du haut, avec toutes ces stèles
posées à même le sol comme une forêt saisissante d’objets étranges, dont
la situation à proximité d’une source de lumière les assimile à des
apparitions d’autant plus troublantes qu’elles ne peuvent être vues à
deux moments différents de la même manière. Celui d’Olivier Soulerin
étant peut-être situé à sa droite, en haut de la montée des marches dans
la création de ce treillis en vaste ombre lumineuse…. Si ce n’est qu’on
est plus proche du chant du rossignol du Catalogue d’oiseaux d’Olivier
Messiäen que des trompettes de Wagner. Ou dans une Invention à trois
voix de Bach : les parties s’entament et se croisent, se poursuivent et
se modifient à mesure qu’elles se contaminent l’une l’autre. La
rencontre appartient à un lieu, cette galerie Duchamp, elle s’inscrit
aussi dans un moment particulier du travail de chacun. L’invention
aurait sans doute été bien différente dans un autre lieu et un autre
temps, tous deux développant dans tous les cas une attention à l’espace
réel et à son occupation par l’autre. Plutôt qu’une invention, alors, on
pourrait parler d’improvisation pour deux instruments à cordes, ou un
instrument à cordes et l’autre à percussion. Reste à savoir lequel, de
Kacha Legrand ou d’Olivier Soulerin, choisit les cordes, ou les
percussions. Et à trouver le nom de l’instrument et de la musique que
produit la réunion de ces deux artistes-là.
Marion Daniel
Paris, 7 mai 2014