2014 - Marion Daniel - Invention à trois voix, Kacha Legrand et Olivier Soulerin // petit format ed. Galerie Duchamp

 

Kacha Legrand et Olivier Soulerin
Invention à trois voix  

 

Kacha Legrand et Olivier Soulerin travaillent la légèreté, c’est même peut-être la qualité qui les caractérise le mieux. Tous deux visent une subtilité qui n’interdit pas les tensions. Bien au contraire. Leur exposition commune « Hypersurfaces » à la galerie Duchamp de Yvetot parle de cette possibilité-là : penser à deux tout en affirmant des zones qui appartiennent en propre à chacun d’entre eux. S’y engage une danse dans laquelle chacun se fait tour à tour le cavalier de l’autre. Commençant par deux dessins de petites tailles, accrochés l’un à côté de l’autre presque sans espace entre eux, Olivier Soulerin inaugure son tracé patient de lignes et de grilles sur du papier millimétré ; tandis que Kacha Legrand entame ses superpositions de papiers de soie rouge. En préambule ou en prélude à leur jeu à deux.

J’écris d’après les images que je garde en mémoire de cette exposition, perçue aujourd’hui encore toute en justesse sensible, dans son attention très fine à la lumière du jour ; d’après quelques photographies dont je dispose également. Ici le texte peut au mieux réactiver des souvenirs ; il peut aussi, dans une démarche sans doute plus rigoureuse et à coup sûr plus humble et précise, se situer dans une attention portée au processus de travail de chacun. Dans ses dessins, Kacha Legrand superpose des feuilles de papier de soie de différentes tailles sur des supports en papier, créant des épaisseurs et des variations de formes assemblées les unes aux autres dont l’aspect final donne ensuite lieu des sculptures, Les étirements. Son travail est silencieux. De ses dessins émane une énergie très grande, tandis que ses sculptures sont beaucoup plus calmes. Cela tient à la couleur, rouge pour les dessins récents, blanche pour les sculptures qu’elle réalise depuis 2012. Cela vient aussi de l’espace déployé : un espace tout en vibration, en tension couche sur couche dans les dessins, un espace plus aéré et apaisé dans les sculptures. Dans les deux cas, ce travail se construit strate par strate, il demande du temps. Ses sculptures sont des sortes d’objets mentaux. Comme si elle rendait compte, en un objet unique, de multiples points de vue portés par elle sur un même espace, assemblant en les superposant des strates de médium de différentes tailles jusqu’à produire des structures en escalier qu’elle recouvre entièrement de blanc et dont elle ponce les faces. Elle obtient ainsi des surfaces absolument planes. D’une taille qui les éloigne de toute tentative architecturale ou grandiloquente, ces espaces produits par superpositions créant une alternance de vides et de pleins ont la délicatesse de lieux utopiques intimes et vibratoires. Les étirements tiennent leurs formes du dessin que produisent leurs contours, se situant dans une relation d’influences réciproques et d’aller-retour entre assemblage et dessin d’un tracé. À la fois ténues et tendues, les pièces murales d’Olivier Soulerin leur répondent. Le rythme qu’il propose est beaucoup plus calme, plus linéaire. Ses interventions s’insinuent dans l’espace et sur ses murs : il reprend par exemple la succession des ombres formées par les marches de l’escalier, dans une œuvre composée d’un treillis de tasseaux de bois alternant des lignes diagonales se croisant et des aplats de couleur bleue, placés de chaque côté du treillis. Toujours utilisée de manière subtile, la couleur chez Olivier Soulerin est pensée comme une lumière. Le même treillis se retrouve à l’étage, accompagné cette fois d’une déclinaison d’un jaune presque fluo, qui reprend encore l’évanescence d’une lumière à la fois douce et éblouissante. Dans ses dessins et peintures, il déploie le même jeu : dans une peinture en diptyque, deux lignes diagonales délimitées par des zones de réserves inscrites sous des lignes de couleurs se font face pour former un triangle, évoquant les rayons lumineux qui semblent avoir été la source principale de ses choix. En opposition et dans une cadence très soutenue, les couleurs multiples tracées en lignes verticales passant du rouge au vert produisent comme un rideau résonnant.  En musique, le silence tient une place fondamentale, les vibrations en ont une autre. Tout se passe comme si Olivier Soulerin se situait toujours entre percussions et silence, le jeu qu’il engage systématiquement avec les vides tenant lieu de respirations multiples ou de moments de suspension.

Dans un pas de deux, les partenaires dansent « en cadence », l’un et l’autre se répondant. Parfois la réponse vient de Kacha : lorsqu’Olivier propose de placer deux grands tasseaux de bois en croix entre deux piliers. Cette forme n’a pas été choisie au hasard, elle se dessine en de nombreux endroits à l’intérieur de chacune de leurs propositions respectives : trames superposées formant des vibrations de lignes croisées chez l’un, superposition de feuilles créant également des structures cruciformes chez l’autre. Kacha répond à cette proposition par une intervention à même le mur à l’aide de ses papiers de soie. Elle donne forme à une surface rectangulaire rouge s’articulant sur un jeu de forces entre verticalité et horizontalité, les rectangles imbriqués s’élargissant progressivement en accentuant leur caractère horizontal. D’autres fois, Olivier lui emboîte le pas. Ainsi lorsqu’il dispose ses peintures faites de trames colorées en regard des structures vibrantes blanches, ou place de petites toiles presque carrées en ponctuation des grands rectangles rouges allongés des dessins de Kacha. Penser la surface est un présupposé chez l’un comme chez l’autre. Cette dernière est appréhendée par imprégnation de strates colorées et tracés de grilles sur la toile chez Olivier Soulerin ; chez Kacha Legrand, par superposition de matériaux différents, qui produit un autre rapport à la grille. Dans sa démarche que l’on peut qualifier d’abstraite, en tout cas sans aucune figure et qui semble occupée presque uniquement par cette obsession de produire un plan vibrant, Olivier Soulerin développe une approche singulière de l’espace réel. Des volumes sériels s’échafaudant plan par plan, des dessins, peintures et photographies s’associent dans un travail qui mêle aux œuvres leur hors-champ. Ici, nulles séries de photographies comme il les expose parfois, sous forme de livres ou de diaporamas. C’est comme si le travail de Kacha était pour lui cette dimension, bien réelle, qu’il recherche toujours : la présence de l’autre. De son côté, si elle n’intervient que rarement in situ, Kacha Legrand pense ses pièces différemment lorsqu’elle les installe dans l’espace. Ainsi, ses sculptures crantées possédant plusieurs surfaces lisses semblent pouvoir basculer lorsqu’elles sont disposées sur leur diagonale. Le rythme produit est tout à fait différent : de pièces calmes, parfaitement inscrites dans le sol, elles deviennent des éléments en équilibre instable, en tension. Olivier Soulerin répond par des peintures qui figurent comme des rayons lumineux. Je reviens à la question de la surface : chacun des artistes tend à appréhender l’espace par des principes de superpositions de strates composant des systèmes de grilles. Les surfaces d’Olivier Soulerin courent le long des murs, proposant comme un écho, un double ou une résonance à des structures existantes. Celles de Kacha Legrand s’incrivent dans le papier ou se déploient au sein de l’espace réel, dans ses petites sculptures blanches qui proviennent du dessin et qui, si on les regarde sur une seule face seulement, ont l’apparence de dessins. Dans les deux cas, les surfaces vibrent, nous entraînant chez Kacha Legrand dans une sorte de perception confuse qui fait parfois voir les sculptures en deux dimensions, et percevoir les dessins en trois dimensions, les rectangles s’enfonçant dans la feuille ou au contraire semblant s’extraire de celle-ci dans un mouvement vertigineux. Chez Olivier Soulerin, les grilles produisent aussi un trouble. Chez ces deux artistes, on pense parfois aux tableaux de Bridget Riley, qui nous entraînent dans une vibration optique sans fin. Ou bien aux yeux du serpent Kaa du Livre de la Jungle. L’effet pop en moins, la finesse en plus.

Deux pièces d’Olivier Soulerin proposent un traitement du rythme et de la couleur entièrement orienté par l’espace en lui-même. Le jour où je visite l’exposition, la lumière hivernale est très forte. Si bien que la pièce située en haut des escaliers, reprenant la structure des ombres de ces derniers, semble créer un halo continu de jaune, bien qu’il n’en ait peint qu’un pan sur deux. En bas, un treillis de tasseaux est délimité par deux pans bleu clair, la lumière pénétrant très peu à cet endroit. Préférant les diagonales aux verticales et aux horizontales, qui parcourent également son travail, Olivier choisit d’inscrire son travail en équilibre ou sur la brêche. Cette diagonale que Mondrian rejette en opposition franche à Van Doesburg, la percevant comme hérétique et arbitraire, non conforme à un vocabulaire plastique réduit à ses plus strictes éléments, est celle des fous. Elle regarde de biais, souligne les ombres et les rayons lumineux plutôt que les structures porteuses, relie des points opposés dans l’espace. Se situer dans une attention très grande à des points de vue qui ne se perçoivent qu’en second lieu ou en second plan, trouvant ainsi entre deux pièces des rapprochements qui n’étaient pas anticipés, caractérise en effet Olivier Soulerin, dont la perception est toujours aux aguets de ce qui l’entoure. 
 À l’étage, les petites structures blanches crantées de Kacha Legrand sont placées en lumière, dans une mise en scène qu’elle n’avait pas forcément prévue. Ce sont des sortes de personnages, non pas en quête d’auteur, puisqu’ils en ont une, bien réelle et affirmée, mais en attente de jouer. Les pièces de Kacha Legrand sont comme des stèles : un mot qu’elle retient. Des surfaces à inscriptions qui portent la mémoire d’un moment de perception ou bien d’un lieu. Au sous-sol, elle présente une vidéo très contemplative, Pierres d’étoiles. À propos de ses vidéos, elle évoque « une vision intime du réel », « une sorte de conversion du regard ». Dans Pierres d’étoiles, les pierres d’un chemin se désolidarisent progressivement et très lentement en se déployant dans l’espace pour créer un ensemble épars, puis se reconstituent petit à petit. C’est un peu ainsi que leur duo procède, permettant chaque fois à l’autre de se mettre en retrait ou au contraire de s’affirmer plus clairement. Leur improvisation met en lumière les endroits de passage et les moments de transformation. Le duo réussi est celui qui invite à regarder le travail de l’un(e) et de l’autre différemment, ce qu’ils accomplissent parfaitement ici. On regarde les sculptures de Kacha Legrand comme des objets qui captent et renvoient si fortement la lumière ; on voit les peintures d’Olivier Soulerin comme des créations de nouveaux espaces à travers des grilles, croisements, empilements de surfaces différentes. Ses tableaux et pièces en deux – à peine trois – dimensions, déploient des lignes de tension et des transparences empreintes d’une vibration toute nouvelle.

Leur dialogue n’est pas une valse à trois temps ni une valse à mille temps, l’une étant comme l’autre beaucoup trop tonitruante. Il s’agit d’une invention à deux ou plutôt à trois voix, dans laquelle une mélodie, loin d’être la propriété d’un ou d’une seule, peut passer d’une main à l’autre, s’éteindre et se reprendre ; se jouer très fort ou au contraire, pianissimo. Les pianissimi sont nombreux, les vibrati jamais appuyés. Nous ne sommes jamais dans la démonstration virtuose. Il y a ici trois voix car les trajectoires qu’ils proposent forment en se croisant des triangles et des rythmes ternaires plutôt que des lignes droites ou des rectangles. Dans le même temps, chacun joue à merveille ses solos. Le plus frappant de Kacha Legrand se situe dans l’espace du haut, avec toutes ces stèles posées à même le sol comme une forêt saisissante d’objets étranges, dont la situation à proximité d’une source de lumière les assimile à des apparitions d’autant plus troublantes qu’elles ne peuvent être vues à deux moments différents de la même manière. Celui d’Olivier Soulerin étant peut-être situé à sa droite, en haut de la montée des marches dans la création de ce treillis en vaste ombre lumineuse…. Si ce n’est qu’on est plus proche du chant du rossignol du Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiäen que des trompettes de Wagner. Ou dans une Invention à trois voix de Bach : les parties s’entament et se croisent, se poursuivent et se modifient à mesure qu’elles se contaminent l’une l’autre. La rencontre appartient à un lieu, cette galerie Duchamp, elle s’inscrit aussi dans un moment particulier du travail de chacun. L’invention aurait sans doute été bien différente dans un autre lieu et un autre temps, tous deux développant dans tous les cas une attention à l’espace réel et à son occupation par l’autre. Plutôt qu’une invention, alors, on pourrait parler d’improvisation pour deux instruments à cordes, ou un instrument à cordes et l’autre à percussion. Reste à savoir lequel, de Kacha Legrand ou d’Olivier Soulerin, choisit les cordes, ou les percussions. Et à trouver le nom de l’instrument et de la musique que produit la réunion de ces deux artistes-là.


                            Marion Daniel
                            Paris, 7 mai 2014