2019 - Tania Vladova - La conquête du blanc // catalogue Mondes habitables. Ed. Galerie Bernard Jordan

 

 La conquête du blanc 

 

De la photographie aux collages, dessins et volumes, Kacha Legrand s’obstine à reprendre et à décliner les mêmes formes qui reviennent telle une mélopée. Éléments d’architecture réels ou rêvés, cercles assemblés, superposés en fuseaux, les formes géométriques rangées persistent dans la symétrie instable portée par la main levée. Monochromes, simples et épurés, les objets et leurs contours se répètent et se répondent, pour constituer des familles, des inventaires, des collections. Les variations d’échelle, de taille ou de diamètre, introduisent de la diversité sans pour autant dépasser le rapport familier à la taille humaine : ni monumentaux ni infiniment petits, les volumes sont dans la plupart des cas à portée de la main ou du corps humain. Les dessins tiennent sur des feuilles de carnets à glisser dans la poche, et les collages ne débordent jamais des formats standard. 

La recherche plastique de Kacha Legrand passe par une nécessaire répétition des mêmes gestes précis et délicats, des mêmes procédés, dans une lenteur attentive, jusqu’à épuisement de la forme. Le retour du même apporte pourtant du nouveau. Telle une scansion, une rengaine, il entraîne le regard dans un mouvement : que ce soit la plongée dans le creux des collages de papiers, dans l’effeuillement labyrinthique des strates doucement superposées ou bien lors de la circonvolution autour des volumes blancs, différents cheminements deviennent possibles. L’aspect au premier abord calme et fixe des dessins, formes et collages prend toute son ampleur lorsque les trajectoires du regard parcourent les séries et les ébranlent, formant ainsi des itinéraires aussi libres que variés qui sollicitent le corps tout entier. Autant de voyages du regard qui répondent à la concentration méditative du geste de l’artiste. Comme si un mouvement de derviche tourneur était imprimé en sourdine et restait latent dans les formes inertes et silencieuses dans l’attente d’être éveillé. 

Cette nécessité de reprendre le même, caractéristique du processus créatif de Kacha Legrand, vaut aussi bien pour les couleurs que pour les formes. 

Une fois trouvé, le rouge énergique sera réservé, toujours le même, aux carnets de dessins d’observation (d’éléments d’architecture ou de formes purement mentales, nées d’imagination), ainsi qu’aux collages. Ces derniers sont constitués d’assemblages et de superpositions de papiers rouges fins et transparents, souvent froissés et lissés après-coup, infailliblement placés, accumulés au centre de feuilles blanches aux marges bien larges. Le rouge a donc précédé le blanc. Mais le blanc, celui des étendues des feuilles dans les collages, celui nécessairement immaculé des murs des lieux où l’artiste expose, celui enfin des volumes, toujours réalisés en médium peint en blanc, est le véritable point de chute chromatique dans le travail de Kacha Legrand. 

Le blanc est à la fois la source profonde et l’horizon de la recherche plastique. Au lieu d’être le début, la bien connue métaphore de la page blanche, le blanc devient le point d’arrivée, la chute, la finalité de l’exploration. Comme dans les travaux de Robert Ryman ou un temps pour Laura Lamiel, plus qu’une couleur, le blanc est ici une qualité essentielle du travail de l’artiste, un milieu de vie, une matière et une inspiration. 

 En affinité avec l’univers singulier d’Absalon, les géométries blanches et simplifiées confèrent une homogénéité plastique à l’œuvre de Kacha Legrand, engendrant autant de jeux de renvois entre sculpture, architecture, collage et dessin. Une circularité formelle se crée entre volumes, dessins et collages qui scande les ensembles et confère une unité organique aux différentes familles d’objets produites par l’artiste. La répétition formelle rythme et libère le passage d’une pièce à l’autre, pour ouvrir l’espace à des cheminements, pour rappeler le corps aux parcours et trajectoires possibles. 

Le blanc est donc une affaire de conquête : du plafond, des murs, des volumes, du bois, du papier. Ce blanc-là fuse dans les dessins. A l’instar d’une Rachel Whitehead, Kacha Legrand rencontre alors la matérialité riche du blanc pâteux du tipp-ex et ses différentes nuances. Imparfaitement blancs et pâteux lorsqu’ils s’ont couchés dans le cahier, une fois exposés feuille par feuille à la lumière du jour les dessins au tipp-ex prennent la consistance des volumes, se densifiant sous le regard, se transformant par le jeux des ombres et transparences en matière sombre et sculpturale. 

Les formes, quant à elles, se déclinent pour créer des sortes de paysages-environnements, dans la lignée de Kurt Schwitters, de Bernard Tschumi ou de Nahum Thévet. Mais comme chez ces trois artistes, les paysages sont loin de la nature, si par nature on comprend le seul règne biologique. Même le médium des volumes est ici extrait de son passé d’arbre pour être peint en blanc et artificialisé, transposé dans un matériau de construction, d’architecture, évoquant de loin le plâtre. D’une certaine manière, on peut dire que les collages et assemblages de Kacha Legrand sont bâtis. Leur affinité profonde avec l’architecture permet de les concevoir comme inventaires d’autant d’éléments modulables, comme briques détournées ou modules fantaisistes susceptibles d’engendrer de nouvelles familles. Au fur et à mesure, une démarche généalogique se dessine à travers les différentes organisations et présentations des objets ainsi groupés. 

 Qu’il en aille des modénatures recréées en dessins, de la série de dessins d’après photos, des « canons de lumières » de Le Corbusier, observés et photographiés lors d’un voyage d’études au couvent Sainte Marie de la Tourette (1959), ou encore de la reprise de la « sculpture en creux » qui frappe l’artiste lors d’un voyage à Malte (en réalité il s’agissait de niches dénuées de statuaires), sans parler de l’émerveillement de l’éclectisme des skylines à Bruxelles et de tout le travail d’observation des fenêtres, il y a un lien fort à l’environnement urbain bâti et à ses éléments constitutifs. Se promener, observer les paysages urbains, repérer des éléments, se laisser surprendre par des détails, prélever des parties du tout, les archiver en photographie ou en dessin, y revenir, les travailler par la suite pour les faire exister comme formes autonomes, leur trouver de nouvelles familles, telle est la démarche patiente de l’artiste. Au lieu de puiser ses idées des promenades dans la nature, de l’observation des règnes animal et végétal, c’est l’exploration des villes et des constructions humaines qui s’avère être le milieu de prédilection pour l’artiste Kacha Legrand. 

Les jeux entre le plein et le vide auxquels invitent les volumes et collages, ou même les « formes étrangères » (celles qui ne proviennent pas d’observation directe), engagent des rapports dynamiques entre intérieur et extérieur, pour ainsi dire des retournements de veste entre façades et volumes, entre surfaces et profondeurs, ou encore entre transparences et opacités, pour reprendre une terminologie chère à Louis Marin. L’action de prélever des éléments d’un tout, cette découpe d’une part de la totalité à laquelle elle appartient, vaut aussi bien pour l’action de l’œil de l’artiste observateur d’architectures que pour la main qui prépare et donne forme au médium ou au papier, si tant est que l’activité de l’œil et celle de la main puissent être séparés dans le travail plastique. Le cadrage-prélèvement de l’œil et la découpe de la main produisent des éléments, des parties extraites auxquelles l’artiste confère une autonomie, les posant comme autant d’entités élémentaires et indépendantes. 

 La partie n’est plus découpe, élément privé de sa totalité, elle redevient une forme qui se tient, qui bénéficie d’une existence autonome et qui peut à la fois être intégrée dans des installations et dans des jeux de familles. De Merzbau de Kurt Schwitters aux Folies de Bernard Tschumi, la reprise modulaire des créations d’artistes et architectes infuse le travail de Kacha Legrand lui permettant de libérer l’élément, le détail de sa fonctionnalité et de lui redonner une nouvelle autonomie. Un imaginaire architectural, une pensée spatiale et un rapport à la symétrie classique ainsi qu’à l’épure minimaliste y sont présents. Mais ses créations ne sont pas des édifices ni ne tentent de mimer l’architecture. Des éléments et dessins de notre environnement bâti sont emportés et transportés ailleurs. Souvent, il s’agit de formes pleines qui poussent dans la troisième dimension. Elles forment des paysages familiers et étranges, sérieux et ludiques à la fois, rythment et font pulser les espaces où elles s’installent. Le mouvement déposé dans les volumes fixes en apparence fait entrer le temps – un temps étalé, répétitif, méditatif – dans le travail éminemment spatial engagé par l’artiste. 

 Temporalité infusée dans l’espace, le blanc comme matériaux et finalité et les fenêtres à travers lesquelles on ne voit rien d’autre sont les éléments-clés dans le travail de Kacha Legrand. Il se construit cependant contre toute narrativité et ne saurait en aucun cas être décrit comme fenêtre-image à travers laquelle on contemple un paysage, une histoire, un au-delà. La célèbre métaphore albertienne du tableau qui serait comme une « fenêtre ouverte par laquelle on puisse contempler l’histoire » sur l’histoire » (Alberti, Traité de la peinture, livre 1, trad. fr. J-L. Scheffer, Paris, Macula, 1992, p. 115 [1435]), autrement dit dont la matérialité est transitive et a pour fonction le dépassement du tableau-objet qui n’est qu’un moyen pour atteindre l’histoire, est une fois de plus retournée. La célèbre critique que Lessing, dans son Laocoon (Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon ou de la frontière entre la peinture et la poésie, trad. fr. E. Décultot, éd. Hermann, 1990 [1766]) adresse à cette conception de la peinture comme art nécessairement narratif, en insistant sur la différence sémiotique entre la poésie, considérée comme art du temps, et la peinture, art des juxtapositions des corps avec leurs qualités visibles sur un plan, donc affaire avant tout d’espace, se retrouve elle aussi retournée par le travail de l’artiste. 

Bouts de châssis de fenêtres, cadres dormants, vantaux et traverses, divers croisillons, modénatures, moulures, tondi, niches, lucarnes, baies circulaires ou ogivales, aveugles, biaises ou géminées fournissent autant de motifs, de formes premières aux dessins ( cf : inventaire de formes ) et volumes de Kacha Legrand. Les multiples déclinaisons, superpositions, extractions, hybridations, changements d’angles, de proportions, d’échelle et des croisements imaginés par l’artiste transposent et déclinent la fenêtre comme forme, matériau et structure. Le regard, bien qu’il descende dans des couches et profondeurs, ne saurait passer au-delà de ces fenêtres créées. Au mieux, il s’agit de fenêtres qu’on est sollicité à regarder, à l’endroit comme à l’envers, en tant que formes et matériaux, en tant que structures pleines ou ajourées, qui procèdent par croisements et par associations au sein des familles avec lesquelles elles sont exposées. La transparence et la structure forment l’ossature de ce travail. Avec la lumière, ce sont également des termes très présents dans le vocabulaire de l’architecture. Dans le sillage d’artistes aussi différents qu’Ellsworth Kelly, Markus Raetz ou Pierre Buraglio, Kacha Legrand réinvente l’espace même de la fenêtre. 

De ses premières séries de photos de fenêtres prises sur le vif il ne reste rien. Avec le temps, ses fenestrages sont devenus intransitifs. Ils ne montrent plus du tout la fenêtre à travers laquelle on regarde. Leur opacité arrête le regard, elle le tient accroché à la structure montrée. Pris par la surface, par les dessins des structures, par l’exploration graduelle des matériaux dont celles-ci sont produites, par un patient effeuillage des couches et des strates, le regard reste ainsi accroché à même la forme. Sans grandiloquence, sans transcendance, sans histoires à raconter, les formes silencieuses sont posées là, en toute simplicité. La calme présence des objets – volumes, éléments -, résonne en sourdine avec la blancheur des murs, du sol et du plafond, ponctuée par les strates et lignes rouges des collages et dessins. Résonance qui se répercute dans l’espace et dans le temps et qui permet la lente formation d’un paysage, celui d’une œuvre sans artifices qui puise dans la blancheur et ramène constamment vers ses origines, pour aussitôt rebondir vers des constellations à chaque fois renouvelées. 

Tania Vladova