2016 - Mondes habitables - Galerie l'H du Siège - Valenciennes

 


 Mondes habitables - Galerie L'H du Siège - Valenciennes - 17 septembre / 26 novembre 2016

Au commencement était la fenêtre.
Ce qui signifie :
Au commencement était l’espace délimité, comme une fenêtre ouverte sur l’histoire.
Au commencement était le pré carré, des bords à angles droits, rectangle ou carré.
Au commencement était une ouverture dans le mur, une béance, une vacance de la surface.
Au commencement était la translucidité, d’une peau ou d’un vitrage.
Cette origine, à la fois précise et complexe, contient en puissance tous les développements qu’explore l’œuvre de Kacha Legrand. L’étape sans doute la plus décisive – la première – a été de travailler l’articulation de la planéité de la fenêtre, en tant qu’écran et surface, à la profondeur de ce qui est au-delà. Toute la problématique de la veduta réside dans cette articulation d’une tridimensionnalité qui s’ouvre au cœur d’une bidimensionnalité. Dans son mode de fabrication même, la série des Seuils (2010) met en pratique cette articulation : ce sont des volumes obtenus par superposition de plusieurs strates de médium. La forme et la couleur y apparaissent comme des forages ou des carottages de ces empilements. Nous sommes donc là en présence de procédures radicalement différentes – sinon opposées – de celles de la peinture, au sens où celle-ci se définirait par des gestes de recouvrement. Dans la plupart des œuvres de Kacha Legrand, il s’agit plutôt de découper, creuser, traverser, faire remonter … Obtenir un volume par empilement de surfaces planes, c’est rejouer la matérialité de l’objet livre. Ce qu’on appelle un volumen, par opposition à la feuille ou au rouleau, c’est précisément cette opération par laquelle l’accumulation de surfaces infimes (inframinces, presque idéelles, simples supports des signes) produit un objet lourd et massif comme une brique (ou un pavé). C’est la matérialisation du texte.
D’ailleurs, Kacha Legrand effectue ses recherches graphiques sur des pages de petits carnets quadrillées et perforées, donc des supports de notes écrites et non du papier destiné au dessin. Elle constitue ainsi, jour après jour et année après année, un répertoire de formes qui, comme un lexique, constitue une banque des possibles dans laquelle elle vient puiser les pistes pour de nouvelles sculptures. Si ces recherches se font sur papier quadrillé, ce n’est pas par coquetterie (le déplacement vers un support inattendu pour tenir lieu d’enjeu), mais simplement parce que c’est le moyen le plus adapté au travail. Les quadrillages orthogonaux opèrent comme une matrice figurant l’infini des possibilités d’un dessin qui, à de rares et récentes exceptions sur lesquelles nous reviendrons, procèdent uniquement par des lignes verticales et horizontales. Comme dans le cas d’une horloge digitale, où la forme de tous les chiffres sont contenus dans celle du huit, tous les dessins possibles sont contenus en puissance dans le quadrillage du papier. Ce dispositif a la particularité de fonctionner comme un théorème mathématique, une structure d’où le superflu a été éliminé, tout en préservant la totalité du nécessaire. En ce sens, la feuille quadrillée est une version programmée de la page blanche. De ce fait, la grille excède son statut de dispositif formel pour atteindre à des qualités à la fois métaphysiques et psychologiques. Elle est la structure même de la totalité nécessaire et suffisante ; c’est une image de la plénitude.
Les dessins ainsi obtenus pourraient se comparer aux premiers graphismes sur ordinateur avec leurs lignes de pixels en escalier ou, pour les plus âgés d’entre nous, à ceux d’un Télécran. Ce sont des dessins en mode binaire qui ne connaissent que la verticale et l’horizontale. Pour tracer une diagonale, il faut donc faire une succession de verticales et d’horizontales d’une longueur minimale, soit celle d’un carreau.
À l’occasion de sa participation à la biennale de Mdina (Malte, 13 novembre 2015 – 7 janvier 2016), Kacha Legrand a eu recours, pour la première fois, à la courbe pour faire écho à celles des voûtes du patrimoine architectural de la ville. Si l’artiste appelle certaines de ses sculptures des Maisons (2013), le rapport à l’architecture est d’autant plus évident dans ces dessins-là – qui évoquent des plans en élévation – et dans les sculptures qui en découlent. Dès lors, son intérêt pour les travaux, notamment, de Rachel Whiteread, Absalon, Kurt Schwitters, Henry Jacobs ou Nahum Thevet s’éclaire de cette dimension architecturale par laquelle l’œuvre n’est pas seulement une image extérieure mais aussi, au moins potentiellement, un contenant. En cela, la dialectique intérieur / extérieur retrouve le paradigme de la fenêtre, en tant qu’élément architectural.
La forme de base, celle à partir de laquelle se développent dessins et sculptures, reste une structure cruciforme. Raccordement d’une verticale et d’une horizontale, point de jonction du sol et de l’élévation (sculpture ou architecture), croisée de fenêtre bien entendu, la croix marque d’abord la superposition de surfaces à angle droit. Ainsi, les accumulations et croisements de papiers translucides de couleur rouge de mars produisent des densités chromatiques différentes, du rose au violet sombre, en passant par le rouge sang. C’est un pelliculage pourpre, souvent brillant comme une chose à vif, avec des zones de matité, des transparences, des modulations dans la couleur et la matière …
Cette colorimétrie organique, ainsi que la croix (par son rapport à la fois direct et lointain au motif de la crucifixion) et le carré (en tant que structure permettant la correspondance entre le corps humain et l’architecture, au moins depuis Vitruve), induisent un rapport au corps, central dans le travail de Kacha Legrand, en dépit de son apparence première qui tend à le rapprocher d’abord d’un héritage minimaliste. Il y a dans cet œuvre un lien évident avec les Planites de Malévitch, avec Joseph Albers, avec Robert Ryman, voire avec Tony Smith ou Sol LeWitt, mais aussi, de façon plus souterraine, avec le retable d’Issenheim de Grünewald, La Leçon d’anatomie ou Le Bœuf écorché de Rembrandt, les Fragments anatomiques de Géricault ou encore La Mort de Sardanapale de Delacroix pour l’envahissement du rouge … La structure en croix, le rouge et l’utilisation de papiers de récupération disent la réparation et l’empiècement, voire le pansement. Kacha Legrand parle de « réparer le papier comme une peau que l’on soigne ».
Cet œuvre se caractérise donc par une double filiation, celle d’un art minimal, entendu au sens large, et celle d’une corporéité de la forme et de la couleur. Il est donc pris – oserait-on écrire écartelé ? – entre une évanescence et une certaine trivialité des matériaux et des procédures. Tout cela tient davantage du bricolage et d’une poïétique méticuleuse et laborieuse que de protocoles désincarnés ou de mises à distance techniques. Mais à cette polarité, il faut ajouter un troisième terme. L’idée déjà évoquée de l’objet comme contenant potentiel, en lien avec l’architecture, est aussi à entendre comme intériorité, au sens psychologique, sinon mystique. Le motif de la croix ne peut être séparé, ni de l’histoire de la peinture chrétienne, ni de sa portée symbolique, en tant que point nodal d’une jonction des contraires. Sur un plan formel, la verticale et l’horizontale s’y croisent et y entrent en contact, mais Kacha Legrand y voit aussi la rencontre de tous principes complémentaires : les principes masculin et féminin, le chaud et le froid, le dynamique et le statique … On songe ici aux inspirations et aspirations mystiques, théosophiques ou rosicruciennes des pères de l’abstraction la plus radicale, de Malévitch à Klein, en passant par Kandinsky, Mondrian, Kupka, Rothko, Newman, etc. Pour Kacha Legrand, le rouge n’est pas seulement une couleur visuellement efficace, il évoque aussi le sang, l’intériorité (organique et spirituelle), la connaissance… Les structures traversantes, les transparences et l’image même de la fenêtre renvoient plus généralement, au-delà de leurs occurrences matérielles dans le travail, à la notion de cheminement. C’est particulièrement visible dans les films de l’artiste, que l’on songe à La Ligne (2004), Âmes fleurs (2007 – 2011) ou Arbres de jour et arbres de nuit (2007). Le travail vidéo, reposant sur l’insertion d’éléments naturels sur des fonds souvent noirs, reprend et prolonge des associations d’images et des notions évoquées dans la sculpture et le dessin. Ainsi, Pierres (2000) ou Pierres de ciel (2007) montrent des sortes de mégalithes qui se rencontrent et se fondent les unes dans les autres ou qui sont frappés par la foudre à intervalles réguliers. Après avoir vu ces films, il n’y a plus de doute quant à la dimension stellaire des sculptures installées au sol dans l’espace comme des stèles funéraires, mais aussi des bornes archaïques, des repères astronomiques cryptés, des balises d’un chemin initiatique, des éléments simples esquissant la constellation d’une mystérieuse alchimie …

Karim Ghaddab


  Mondes habitables - vue d'exposition  - Galerie L'H du Siège - Valenciennes - 2016
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